Portrait

Pharrell, le gourou contemporain

Musique, mode, food, business, spiritualité... Pharrell concentre, sur son seul prénom, l’esprit de l’époque. Alors qu’il prépare sa première collection unisexe pour Chanel, il s’est prêté au jeu de l’interview. Attention, l’artiste à la métaphore subtile n’est pas toujours facile à apprivoiser !
Pharrell le gourou contemporain
Steven Pan

“Waouh !” Les yeux mi-clos, la bouche entrouverte, Pharrell Williams manifeste son enthousiasme. « Waouh »… Et ? Et rien. Il vous laisse poursuivre, conclure, pédaler dans la cendre car il n’éprouve aucune gêne face au silence. Un bonze ? Un sage ? Une star ? Il est 15 heures à New York, dans un studio un peu cracra de downtown. Il est arrivé en avance, accompagné d’Helen, son épouse, d’une jeune styliste coréenne qui répond au nom de Cactus, de deux autres individus non identifiés (qui ne s’identifieront ­jamais) et de sacs remplis de baskets Human Race – ­assez pour réveiller un adolescent gavé à Fortnite.

Il défilait la veille pour la maison Chanel, devant le spectaculaire Temple Dendur de l’aile égyptienne du ­Metropolitan Museum. Pharaon gender fluid aux yeux cernés de khôl et vêtu d’or mat, son image a ­depuis tourné sur tous les réseaux sociaux. Pharrell (oublions son patronyme) est ce qu’il convient d’appeler un petit génie de la musique. Compositeur, auteur, ­interprète, producteur, il a gagné le respect des experts avec le duo de production Neptunes, le groupe N.E.R.D et ­d’innombrables collaborations pointues (citons celle avec Tyler, the ­Creator en 2017). Le grand public lui sait gré d’avoir sorti de la nasse sirupeuse Britney Spears et rendu cool l’ex-minet Justin Timberlake. Pour leur retour en 2013 avec « Get Lucky », c’est à lui que les Daft Punk font appel. Et, contre toute attente, son single « Happy », ­générique du film Moi, moche et méchant 2, fut un succès mondial repris dans tous les mariages, les goûters d’anniversaire mais aussi les manifestations politiques (il a refusé à Trump le droit de l’utiliser dans ses meetings). Un emballement populaire qui a échappé à son auteur et interprète comme à la logique marketing et dont on ne compte plus les milliers de répliques du clip diffusées sur YouTube (un long travelling filmant des individus qui dansent, grands, petits, vieux, gros, noirs, asiatiques... des humains, en somme). Certains artistes attendent une vie, voire deux, qu’un tel miracle se produise. Avec ­Pharrell, tout est à la fois parfaitement normal et totalement extraordinaire. Normal car c’est un garçon posé et poli, il possède une tête, des membres, un buste. Il boit du thé, mange des sushis et lorsqu’il marche, c’est un pas devant l’autre. Extraordinaire, il l’est par sa beauté, sa célébrité, et surtout par le type d’interaction qu’il met en place entre lui et le monde. Pharrell n’est pas une diva ni un faux sympa, mais c’est un champion de la déstabilisation, adepte du silence embarrassant et de la métaphore opaque. Il forme avec sa femme Helen, son double, un couple hors norme. Elle, grande Pocahontas à l’allure de garçon manqué. Lui, chat ondulant à la masculinité ­résiliente. Du pain béni pour l’époque.

Lunettes et sweat Chanel X Pharrell.Steven Pan

Une époque dont il représente, à bien d’autres titres, l’incarnation exemplaire. Pharrell est un artiste global : musicien, commissaire d’exposition, ­entrepreneur, ­restaurateur, designer de mode, mannequin, intervieweur et même influenceur avec ses 11,8 millions de followers sur Instagram. Il utilise tous les médiums à sa disposition pour exprimer sa créativité, faire du business et navigue d’un prisme à l’autre avec une fluidité toute contemporaine. Paris, Tokyo, Los Angeles, Miami, Le Cap… le suivre sur Instagram vous colle le jet-lag. Karl ­Lagerfeld et son capteur intégré d’air du temps aura vite reconnu en lui un semblable. Après leur rencontre et leur première collaboration en 2014, ils ne se sont plus quittés. Fin mars*, il lancera sa première collection unisexe pour Chanel. En attendant, il nous a donné du temps, vraiment. Il a patiemment posé devant l’objectif de Steven Pan, joué le jeu devant notre caméra et répondu à nos questions. Restez concentrés, c’est un peu complexe.

Double sens

Jaune, rose, bleu, orange, vert… Pharrell voit la vie en technicolor, il en a fait un gimmick personnel. L’explication à cela serait scientifique. Il est atteint de ­synesthésie, un phénomène neurologique sans dommage pour la santé qui connecte un sens à un autre. En l’espèce, Pharrell associe les sons aux couleurs.

« Quand j’étais petit, je n’arrêtais pas de dire que j’entendais des sons et des couleurs. Parfois, les autres gamins cherchaient à comprendre ce que je voulais dire par là, mais la plupart du temps, ils s’en foutaient. Donc très tôt, je me suis rendu compte de cette différence. J’ai su que tout le monde ne voyait pas les choses de la même façon que moi. Or, voir la vie en couleurs a un impact sur notre perception du monde. Cela change les perspectives, on accepte qu’il y ait des tas de choses qui nous dépassent, on peut ­expérimenter des trucs qu’on n’aurait jamais imaginés. La plupart des gens voient la vie en noir et blanc. Et certaines personnes préfèrent même rester dans la zone grise, ça les rassure. Ça peut être beau mais il n’y a pas de réponse dans le gris. »

Sac Chanel X PharrellSteven Pan
Petits poissons et grands esprits

C’est un garçon connecté à l’univers et fasciné par l’espace auquel il confère une dimension mystique. Son fils aîné s’appelle Rocket et il voue un culte de fan à Buzz Aldrin. En interview et dans ses livres*, Pharrell déroule sans ciller sa cosmogonie new age avec l’assurance bienveillante de celui qui sait.

« On m’a catalogué comme un mec bizarre parce que j’utilise tout le temps des métaphores sans m’en rendre compte, mais j’ai de la chance. Je suis heureux d’avoir trouvé la musique pour m’exprimer – ou plutôt que la musique m’ait trouvé – et que ma voix ait un espace où exister sans me sentir jugé à cause de la façon dont je vois les choses ou les exprime. C’est l’hybris de l’homme que de penser qu’on découvre des choses, alors qu’elles sont déjà là, qu’elles ont toujours été là. Par exemple, quand les hommes regardent l’espace et qu’ils voient une étoile, ils disent : “On a découvert une étoile !” Vraiment, vous l’avez découverte ? Elle existait avant eux et elle continuera d’exister après. Tout ce qu’on regarde est déjà là. Plus que la musique, mon premier don est la gratitude : me mettre au service de ce qui me dépasse. Si on l’envisage d’un point de vue spirituel, c’est au service de Dieu. Et d’un point de vue scientifique, celui de l’univers. Ce qui, pour moi, revient au même. Quand on parle de spiritualité, beaucoup de gens pensent à un vieux monsieur avec une barbe blanche, qui flotte sur un nuage. Ce n’est pas ça l’Esprit. L’Esprit, c’est quand on voit un banc de poissons dans la mer et que tous nagent vers la gauche, puis vers la droite. Ils montent, ils descendent, l’énergie de tous ces poissons qui vont dans une même direction, c’est ça l’Esprit. Et la conscience que j’en ai est le meilleur rythme que je pourrais jamais jouer, les meilleurs accords que je pourrais inventer. »

~*Pharrell : Places and Spaces I’ve been, Rizzoli, 2012 ; Pharrell : A Fish Doesn’t Know It’s Wet, Rizzoli, 2018.~

L’effet waouh !

Il en convient lui-même, Pharrell file la métaphore comme d’autres devisent sur la météo. Son cerveau fonctionne par associations d’idées et développe une arborescence infinie. Charmés, ses interlocuteurs se laissent souvent balader dans les méandres de son intelligence, ignorant si c’est du lard ou du cochon.

« Lorsque l’on crée, c’est chiant de refaire ce qui a déjà été fait. Il n’y a pas de juxtaposition, comme dans la fast-food par exemple : cet équilibre parfait, magique, ce va-et-vient entre l’apport en sucre et l’apport en sel. Le burger est salé et les sauces sont sucrées ; les frites, elles sont salées, mais le ketchup est sucré, et vous faites descendre le tout avec du poison gazeux… Je rigole, mais ce qui est important dans cette histoire, c’est que nous aimons ce va-et-vient – entre le sucré et le salé –, et c’est ce qui compte dans la musique. Si tout ce que vous entendez est salé, vous allez seulement vous emmerder. Alors que, si, tout à coup, un son sort de nulle part, du miel sort de nulle part, vous vous dites : “Waouh, qu’est-ce que c’est que ce truc ?” C’est ça que je recherche : la juxtaposition, ou ce qu’on appelle “l’espace négatif”, c’est-à-dire ce que les gens n’exploitent pas forcément. En musique, les 80 % de ce qu’on entend semblent être dérivé de ce qu’on connaît déjà. Mais quand on fait quelque chose de différent, la moitié du boulot est déjà faite, le reste consiste à produire un truc super, à faire en sorte que ça marche. Parce que si ça marche, on obtient ce fameux : “Waouh, c’est quoi ça ?” Ou alors… ça donne quelque chose de totalement excentrique, d’avant-garde, et ça ne fonctionne pas du tout. »

Pantalon Dickies vintage. Sneakers Chanel X Pharrell. Chaussettes Uniqlo.Steven Pan
De Sophie Calle à Jean Imbert

Son visage de pharaon et son corps d’ascète ont inspiré plusieurs de ses contemporains, artistes de premier ordre : Urs Fischer, Damien Hirst, Xavier Veilhan, Alex Katz… Pharrell est né ainsi, il y a 45 ans, avec une plastique et une aura d’icône sortie d’une utopie scientifique dans laquelle le corps ne souffre pas du temps. Comme les étoiles se reconnaissent entre elles, il a constitué au fil de sa carrière une galaxie de créatifs qui l’entourent et l’inspirent. Dont quelques Français…

« J’ai des amis artistes et souvent, simplement, nous travaillons ensemble car nous croyons en la puissance de l’autre. J’ai rencontré Sophie Calle chez Emmanuel Perrotin (galeriste parisien, ndlr) et j’ai participé à son projet de compilation Souris Calle, en écrivant une chanson sur son chat mort. JR, lui, est un type super positif. Il n’a rien à voir avec les marques, il utilise la photo comme une tribune pour s’exprimer artistiquement. Son œuvre, ce sont les hommes dans leur vie quotidienne, les différents épisodes qu’ils traversent. Ce mec est un artiste de bonne volonté. ­Magnifique. Jean Imbert aussi est très spécial (ils ont ouvert ­ensemble Swan, un restaurant de “fusion food” à Miami). C’est un véritable créatif. Un vrai de vrai. En plus de ses compétences culinaires, il se sert d’un tas de supports différents pour maîtriser totalement l’expérience gustative. C’est toujours fascinant de voir les similarités entre des artistes issus de disciplines variées, chacun d’entre nous tentant de trouver un fil rouge dans son œuvre. »

Sacré business !

L’entreprise « Pharrell » tourne à plein régime. Bien avant les Supreme et Virgil Abloh, il fut l’un des précurseurs du concept de « collab » associant sa notoriété et son esthétique street-pop à d’autres marques : Vuitton, Moncler, Kiehl’s, Uniqlo, Adidas, Chanel… Il a créé ses propres labels de streetwear (BBC et Icecream), pris des parts dans plusieurs sociétés et investit dans le cinéma. Pharrell et l’argent, ce n’est pas un problème.

« Le business, c’est la mécanique qui fait tout bouger. La mitochondrie (“élément du cytoplasme de la cellule animale ou végétale dont le rôle essentiel est d’assurer l’oxydation, la respiration cellulaire, la mise en réserve de l’énergie par la cellule et le stockage de certaines substances”, dixit le Larousse), c’est le business, le moteur dans la cellule. Et la cellule, c’est l’art. Il faut que le business marche car si ce n’est pas le cas, tout ­s’arrête. À commencer par le business. »

Veste R13. Salopette Carhart T-Wip. Hoodie, sac et sneakers Chanel x Pharrell. Chaussettes uniqlo.Steven Pan
Vive le post-genre

Il y a cinq ans, il composait « CC The World », la bande originale d’un court-métrage réalisé par Karl ­Lagerfeld dans lequel il apparaissait. Depuis, que ce soit pour des collaborations, des défilés ou des campagnes publicitaires, la route de Chanel croise souvent celle de ­Pharrell. Un ambassadeur idéal pour incarner la fluidité des genres dans cette maison de couture féminine qui fit d’une veste de travail pour homme sa pièce-phare.

« Chanel est une marque mythique que j’admire et au sein de laquelle j’essaie de trouver ma place, jusqu’ici en créant de simples accessoires, un pull de temps en temps, ou quelques pièces rares. Pour cette collection unisexe, ils m’ont dit : “Voilà ce que nous allons faire cette saison. Qu’est-ce que tu as envie de faire, toi ?” Certaines pièces existaient déjà, ils m’ont laissé y apporter plus de couleurs. J’ai créé les autres en pensant à ce dont j’avais envie en tant qu’homme. Des vêtements unisexe, des accessoires, des ceintures par exemple, adaptés au corps masculin. La mode tend vers le gender fluid, c’est un phénomène qui prend de l’ampleur, mais ce n’est pas nouveau. Quand j’étais gamin à la fin des années 1970 et au début des années 1980, beaucoup d’hommes s’habillaient de manière féminine, en particulier les chanteurs de R’n’B, de soul et de rock. Ils avaient des lycras, des coupes de cheveux de fou, mettaient du rouge à lèvres et du maquillage : la totale ! Avec mon frère au lycée, on portait des colliers de perles et tout le monde nous prenait pour des mecs bizarres. Et nous l’étions ! Mais on le faisait malgré tout parce que cela nous correspondait, c’était un moyen de nous exprimer. Aujourd’hui, je perçois mieux la nature féminine que dégagent les perles, et tout cela a du sens : j’aime les femmes. Il y a des choses en elles qui peuvent servir l’énergie des hommes, et vice versa. La nouvelle génération ne voit pas ces frontières, ne comprend pas où est le problème et c’est, je trouve, l’une des plus belles caractéristiques de l’époque. »

Costume ACNE studios. Chemise CHANEL x PHARRELL. Sneakers Bape. Broches & colliers Chanel. Bijoux et montre vintage.Steven Pan
Et vive les femmes

Il fut commissaire de l’exposition GIRL, présentée chez Emmanuel Perrotin à Paris en mai 2014, composée d’une cinquantaine d’œuvres réalisées par la crème de la création contemporaine. GIRL était aussi le titre de son album solo de l’époque. Une sémantique limpide pour un message clair : après les années N.E.R.D et des textes et clips « explicites », Pharrell est passé du côté du féminisme, prenant un joli tour d’avance sur ses petits camarades d’Hollywood.

« Pour moi, la vraie masculinité, c’est reconnaître l’énergie des autres et la respecter tout autant que la sienne. Savoir préserver cette égalité est une grande responsabilité et implique que l’on se connaisse bien. Notre espèce a permis aux hommes de régner sur les femmes, alors que nous devrions ne former qu’une seule et même énergie. Les répercussions de tout cela sont toxiques, nous vivons dans un monde déséquilibré mais les femmes ont décidé de se lever. C’est leur moment. Et tout le monde doit faire le ménage. »

Daddy chic

En mode, il est passé par des stades plus ou moins heureux comme le treillis camouflage sur torse nu (période N.E.R.D) et son discutable mountain hat signé ­Vivienne Westwood (période « Get Lucky »), mais force est de constater qu’à part quelques accidents, Pharrell a le sens du style. Street, chic et ludique.

« Mon style, c’est plus des tendances que des pièces en soi. Je trouve une idée que j’aime, qui m’inspire – du genre, “oh, aujourd’hui, je vais être inspiré par l’allure des agents d’entretien” – et cela devient mon style pendant six à huit mois. Dans le vestiaire que j’ai constitué, il y a une pièce que j’aime assez pour la garder encore six à huit mois supplémentaires, alors que tout le reste change. J’ai mis presque une vie à me rendre compte que je suis un être d’habitudes qui aime porter les mêmes trucs pendant très longtemps. En ce moment, ce qui me plaît, c’est être père (après leur fils Rocket né en 2008, sa femme Helen et lui ont eu des triplés en 2017). Alors je m’habille comme un père des années 1990, un “tech dad”, un papa qui bosse dans l’informatique et qui utilise un PC ! »

Retrouvez Pharrell dans GQ - Mars 2019.